Jennifer Conejero et Qiao Wang / Entre nous

02.06.2204.09.22

Entre nous est une exposition de deux artistes, Jennifer Conejero et Qiao Wang, récemment diplômées de l’École Supérieure des Beaux-Arts de Nîmes (2021) après y avoir suivi les enseignements du parcours « Écritures expérimentales » dans lequel l’écriture est envisagée depuis son frottement aux langages cinématographiques et plastiques.

Pour la galerie Foster de Carré d’Art, si chaque artiste présente une œuvre cinématographique distincte, c’est bien en partant d’une interrogation commune : comment la production d’un film crée-t-elle un espace où la relation peut être convoquée ? Deux autres œuvres présentées en regard des projections viennent prolonger cette réflexion.
L’exposition, dont le commissariat a été confié à Anna Kerekes, curatrice, artiste et chercheuse, s’inscrit dans un ensemble de dispositifs mis en place par l’ésban pour accompagner l’émergence artistique de ses diplômé·e·s, en lien avec ses partenaires culturels, parmi lesquels le Carré d’art – musée d’art contemporain et médiathèque.

Bousculer la nature de la filiation

Deux œuvres filmiques forment le cœur de l’exposition. La tendresse et la force chez la mère non-voyante de Jennifer Conejero la défient, dans Image manquante (2021). Face à l’héroïsme de sa mère, sa démarche artistique lui permet de s’affranchir de sa propre imperfection. Dans Liebster Vater (2021), lettre adressée à son père à l’image de la Lettre au père de Kafka, le manque d’attention, la dureté du père de Qiao Wang exigent également le dépassement et le pardon.
Au cours du processus d’apprivoisement cinématographique, la mère et le père se prêtent de plus en plus au jeu. C’est ainsi qu’une brèche s’ouvre de laquelle la possibilité de nouvelles positions  émerge. Les élans, parfois décalés, des parents et des enfants transforment leur relation sous nos yeux mais aussi la nature de leur filiation. Elle est amenée vers une autre dimension :  Jennifer Conejero et Qiao Wang ne sont plus seulement « la fille de » ; elles s’émancipent.

Donner à voir la relation

Le processus de création aboutissant aux films est à la fois rempli d’affrontements et de renouements. Pour les deux artistes, il s’agit d’un prétexte pour aborder, devant l’œil de la caméra, des sujets enfouis. Ce dernier met à distance et convertit les acteurs en personnages. Le tournage comme mode de recherche s’étend sur une période plus ou moins longue où nul projet n’est défini, si ce n’est la mise en place d’un contexte favorable à la rencontre et la confiance en l’avènement de celle-ci. C’est au montage que la forme se précise et que les questions éthiques issues d’une longue histoire de regard se posent : comment donner à voir ? Au-delà d’une traversée commune, l’audace des deux artistes réside dans la mise en forme de l’absorption des expériences partagées.

Langage et matérialité

Ces deux œuvres cinématographiques sont complétées par une pièce littéraire et une pièce éditoriale. Jennifer Conejero présente au mur des textes extraits de son œuvre intitulée Langue maternelle (2022). Puisant dans le rapport entre la langue maternelle de sa mère (l’arabe) mêlée à sa langue d’immersion (le français), Jennifer Conejero attire l’attention sur l’intraduisible, qui se concrétise par la respiration et le silence. Empreint des affects, le langage fait résonner des voix et nous fait entendre ce qu’il y a derrière les mots.
Bien qu’ils mettent en évidence la détermination écologique de l’artiste, les sacs en plastique colorés de l’œuvre Encyclopédie (2019-2021) disposés sur un présentoir surgissent dans l’espace comme une poésie du quotidien de Qiao Wang. Récupérés lors de nombreuses déambulations en ville, nettoyés, aplatis, découpés en formats divers et reliés comme des livres avec un fil de pêche, ces éditions sans inscription se réfèrent à leur propre matérialité.
Contenant et contenu, ces deux œuvres résonnent particulièrement avec le contexte d’exposition, soit l’architecture abritant le musée d’art contemporain et la bibliothèque de la ville. Au centre de tout le parcours, la transmission favorisée par la relation avec ses proches, sa(ses) langue(s) ou son environnement se dessine comme un horizon sensible qui se construit à plusieurs.

Entretien avec Jennifer Conejero et Qiao Wang

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Biographies

Jennifer Conejero a d’abord étudié l’art et la littérature lors d’une licence en Lettres et Histoire de l’art avant d’intégrer l’École supérieure des Beaux-Arts de Nîmes pour préparer un DNSEP. Elle y développe un pratique filmique ancrée dans le réflexif et le sensible, dans le cadre des enseignements du parcours « Écritures expérimentales ». Envisageant sa pratique du cinéma comme un possible espace de rencontre, à l’autre, à soi et à l’image, la plupart de ses dispositifs ont pour enjeu de déplier et recomposer les narrations de récits intimes. Dans son travail, le risque de soi qu’induit la parole, aussi bien pour le filmé que pour le filmeur, génère une recherche de langage d’image où le temps du film devient celui d’une relation et d’une expérience sensible. Cette exploration de la parole et du récit intime se prolonge aujourd’hui par une recherche doctorale en théorie et pratique des arts à l’Université d’Aix-Marseille. Elle y explore le rôle de la voix comme chemin de transmission des langues maternelles en regard du monolinguisme répandu par les politiques coloniales.

Qiao Wang est née à Anqing, en Chine. Après avoir suivi des études de psychologie à l’Université de Strasbourg et de photographie à Spéos Paris, elle intègre l’École supérieure des beaux-arts de Nîmes pour préparer un DNSEP obtenu  en 2021. Aujourd’hui, elle vit et travaille à Paris. Sa recherche artistique s’étend de la sphère intime à la sphère sociale, tourne autour de la question du langage, de sa forme, que ce soit un langage écrit, oral, ou visuel, et son interprétation. Ses questionnements se traduisent par une forme plastique à travers la vidéo et l’écriture et les objets. Elle s’intéresse aux notions telles que l’écologie, la transmission de savoir, la réparation comme une réponse et un affrontement aux questions de l’histoire. 

Anna Kerekes, curatrice, artiste et chercheuse,  est docteure en études et pratiques des arts de l’Université du Québec à Montréal. Elle embrasse la recherche-création comme modus operandi de l’ensemble de ses pratiques hybrides. Depuis 2018, à l’invitation de Nicolas Bourriaud, elle est senior curator au MO.CO. Montpellier Contemporain où elle développe des projets d’exposition, de talk et de publication et elle intervient au MO.CO. ESBA. Elle enseigne également à l’École Supérieure des beaux-arts de Nîmes. Sa collaboration avec Jonas Mekas a transformé la manière dont elle associe les notions de la mémoire et de la vie quotidienne à travers des pratiques artistiques. À partir de la notion foucaldienne de « souci de soi et des autres », elle développe une démarche éthique, artistique et politique. Parmi les projets indépendants qu’elle a curaté : Détisser, dévoiler : paysages chiraux de l’exile (L’Imagier, Gatineau), Taking Care (Ars Electronica, Linz), Jonas Mekas. Éloge de l’ordinaire (Centre Phi, Montréal). En tant que critique indépendante, elle contribue à des catalogues d’expositions et à des revues.

Entretien avec Jennifer Conejero et Qiao Wang